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Traces du passé

Glaner. Un mot qui sent la terre, un geste ancestral. Celui de ramasser après la moisson les épis oubliés, ce que les autres ont laissé. Après la guerre de Corée, les champs de blé sont devenus des champs de ruines, mais le geste est resté. Il s’est transformé. De la terre à l’asphalte, des épis aux débris, il est devenu le symbole des petits métiers de survie nés de la nécessité. Ces archives sont un pont entre les chiffonniers d’hier et les glaneurs de carton d’aujourd’hui. Elles racontent comment, dans l’ombre d’un miracle économique, la survie s’est réinventée, laissant derrière elle des traces que nous allons maintenant explorer.

L'après-guerre et l'émergence des glaneurs de déchets

Quand le silence des armes succède à trois ans d’horreur, la ville n’est plus qu’un champ de ruines. Près de 191 000 bâtiments, 55 000 maisons et 1 000 usines ont été détruits pendant la Guerre de Corée (1950–1953), selon les données du Bureau central coréen des statistiques citées dans les rapports de la Commission des Nations Unies pour la Corée (UNCURK, 1953). Les rues de Séoul, autrefois grouillantes de vie, sont désormais envahies de gravats, d’enfants errants et de mères en deuil.

Dès la fin du conflit, plus de la moitié des habitants de la ville sont sans abri, réfugiés dans des bâtiments éventrés ou des tentes improvisées. La population de Séoul dépasse alors les 2,5 millions, en partie à cause de l’arrivée massive de déplacés venus du Nord et des campagnes, cherchant un abri dans la capitale. La pauvreté est endémique. Le tissu économique a été pulvérisé, avec plus de 40% des infrastructures industrielles anéanties. Les habitants survivent comme ils le peuvent : en fouillant les débris, en ramassant du métal, du papier, du tissu. Des réseaux informels de collecte apparaissent : femmes âgées, veuves, mais aussi des enfants seuls sillonnent les ruines, parfois avec des sacs de jute, parfois à mains nues, espérant revendre quelques kilos de matières recyclables pour quelques hwan, soit des sommes très faibles, souvent à peine de quoi acheter du riz ou du charbon, mais essentielles pour survivre.

Dans ces gestes discrets mais essentiels naît une figure qui perdurera dans l’histoire sociale de la Corée : le glaneur de déchets (폐지 줍는 사람, pyeji jumneun saram). Non par choix, mais par nécessité. Alors que la Corée du Sud entame lentement sa reconstruction, c’est dans les marges, dans l’ombre des ruines et du silence que se réinvente la survie.

La structuration et la répression des chiffonniers

Au lendemain de la guerre de Corée, dans un pays à genoux, une armée silencieuse s’organise dans les marges de la société. Ce sont les chiffonniers : des jeunes hommes, orphelins, déplacés ou sans-abri, qui survivent en récupérant ce que d’autres jettent : des bouts de tissu, des morceaux de métal, des papiers oubliés. Ce travail, né de la misère, devient leur unique ressource dans un pays encore incapable d’offrir protection ou emploi à ses citoyens les plus vulnérables.

Le 1er juillet 1961, la mairie de Séoul organise une cérémonie solennelle pour ces hommes. Huit cents d’entre eux se tiennent au garde-à-vous devant les autorités civiles et policières. On leur remet un rôle : celui de ferrailleurs enregistrés, désormais « utiles » à la nation. Derrière ce geste politique se cache une réalité plus dure : à partir de cette date, ceux qui ne s’enregistrent pas deviennent des illégaux. Pour échapper à la répression, il faut prêter serment ou se cacher.

Le régime issu du coup d’État militaire du 16 mai impose un contrôle strict. Les chiffonniers non déclarés sont arrêtés. Les adultes sont envoyés aux travaux forcés, les enfants placés dans des centres fermés. Leur crime : être visibles dans les rues, errants, hors des normes. Ramasser les rebuts ne pose pas problème en soi, c’est leur pauvreté, leur absence de toit, leur vulnérabilité qui font d’eux des figures menaçantes pour l’ordre social. Les chiffoniers étaient appelées “거리(에) 흩어진 악의 꽃들” (georie heuteojin agui kkotdeul) : « les fleurs du mal dispersées dans la rue ».

Derrière ces politiques, il y a des histoires : celles de garçons de 6 à 24 ans, séparés de leur famille par la guerre, passés par des orphelinats corrompus, rejetés par un État trop affaibli pour les protéger. Certains ramassent des déchets, d’autres cirent des chaussures ou vendent des chewing-gums. D’autres encore mendient ou volent pour survivre. Tous sont stigmatisés.

En 1961, les chiffonniers ayant été “embauchés” officiellement ont été réorganisés dès l’année suivante au sein de la Geunrojaegeondae (근로재건대 - corps de reconstruction du travail). Certains d’entre eux ont ensuite été envoyés dans divers programmes de développement rural via des organisations telles que le Daehan Jahwal Gaecheokdan (대한자활개척단 - corps de réinsertion de la nation) fondé par Kim Chun-sam ou encore le Daehan Cheong Sonyeon Gaecheokdan (대한청소년개척단 - corps de développement des jeunes) aussi connu sous le nom de Seosan Gaecheokdan (서산개척단 - corps de développement de Seonsan). Les conditions de vie dans ces corps étaient rudes, parfois inhumaines ; ceux qui vivaient en dehors de ces structures officielles, c’est-à-dire les chiffonniers restés à l’écart des grands projets étatiques, devaient échapper aux contrôles de police pour pouvoir continuer à ramasser des rebuts dans la rue au péril de leur liberté, quelques-uns finissant par se tourner vers le travail de tri ou la gestion de petits dépôts de recyclage (gomulsang, 고물상).

La lutte contre les populations marginalisées et l'apparition des enfants vagabonds

À partir du milieu des années 1970, les autorités sud-coréennes intensifient leur lutte contre les populations marginalisées. Les chiffonniers, qui jusque-là survivaient dans des logements collectifs ou des abris de fortune, deviennent les cibles de politiques de répression. Leurs habitations sont désormais considérées comme illégales : les autorités les expulsent, les structures sont détruites, et ceux qui persistent à occuper ces espaces sont sanctionnés par des amendes. Peu à peu, les zones de survie où ces personnes trouvaient un abri disparaissent.

Et c’est ainsi que les buranga (부랑아, enfants vagabonds) sont apparus comme le produit direct de la misère et des difficultés sociales de l’après-guerre. Plutôt que de réfléchir à des moyens d’atténuer leur instabilité structurelle, pourtant inévitable, l'État sud-coréen à préféré les considérer comme des êtres à surveiller, à contrôler, en les traitant comme des “potentiels délinquants" (u-beom-seong, 우범성).

Nanjido, le refuge des marginaux

Dans le même temps, une immense décharge se développe au nord-ouest de Séoul : 난지도 (Nanjido). Ce site, destiné initialement à accueillir les déchets domestiques de la capitale, devient un lieu refuge pour les chiffonniers non enregistrés. Ces derniers s’y installent en nombre, attirés par l’abondance de matériaux récupérables. À partir du milieu des années 1980, même certains chiffonniers « officiels », ceux qui avaient participé aux cérémonies d’enregistrement au début des années 1960, rejoignent cette décharge ou d’autres lieux d’habitat collectif périphérique, alors que les efforts de reconstruction de l’État s’essoufflent.

Dans les années 1980, l’île de Nanjido, à l’ouest de Séoul, devient un lieu de relégation extrême pour les populations les plus précaires. Selon un article du journal papier Kyunghyang Shinmun daté du 14 juillet 1986, on apprend que, parmi les montagnes de déchets, certaines familles s’installent là où il reste de la place : sur les pentes de la décharge. Le journal rapporte que 95 foyers vivent alors sur ce site, dans un quartier appelé Beolmal. Le sol n’est fait que d’ordures empilées jusqu’à former une colline aussi haute qu’un immeuble de trois étages. Il n’y a ni routes, ni canalisations, ni vraie sortie. “ Lorsque la décharge de Nanjido fut achevée en 1993, deux montagnes de 98 mètres de haut s'étaient formées en 15 ans, totalisant au moins 92 millions de tonnes. Tous ces déchets provenaient de Séoul (et des environs). Une part importante était constituée de cendres de briquettes de charbon, le reste étant des modes et des produits de première nécessité.”

Les enfants y grandissent tant bien que mal, bien qu’ils doivent « enjamber les déchets pour aller à l’école ». Mais l’école n’est pas un refuge. Les élèves issus de Nanjido « subissent des moqueries et du harcèlement à cause de leur lieu d’origine ». À cette époque, tout est informe : les habitations, les chemins, les égouts. Il n’y a « ni issue, ni route praticable », précise le quotidien. Et lorsque les pluies tombent, les déchets débordent. « Les habitants d’appartements de Gayang-dong, à l’ouest de Séoul, se plaignaient de ne pas pouvoir garder leurs fenêtres ouvertes, car Nanjido, une île située de l’autre côté du fleuve Han, servait de décharge. Mais bien des choses ont changé depuis. »

Le lieu de vie devient une marque sociale. Un fonctionnaire du district de Mapo, interrogé à l’époque dans cet article, le reconnaît : il faudra bien un jour leur offrir un endroit plus digne où habiter.

Mais les jours passent, et les risques s’ajoutent à la misère. Cette même année, des pluies font déborder les égouts de la décharge, et inondent le village. Les familles qui vivaient déjà dans des cabanes précaires doivent fuir dans l’urgence, sans solution de relogement. D’autres menaces apparaissent peu après : accumulation de gaz, réactions chimiques dans les couches de déchets. En 1991, la presse rapporte des risques d’explosion liés à la présence de titane et d’autres substances inflammables enfouies sans contrôle. À Nanjido, la survie ne tient qu’à une météo favorable, à l’absence d’incident. Et pourtant, pendant des années, des hommes, des femmes et des enfants y ont vécu, sans droit mais pas sans mémoire.

La fermeture de Nanjido et l'effacement des mémoires

Ce sera finalement en 1993 que la décharge de Nanjido fermera officiellement ses portes. Mais ce n’est pas une disparition, c’est une reconversion. Cette même année, le Chosun Ilbo annonce le lancement d’un grand projet de transformation du site : Nanjido doit devenir un « parc environnemental ». La montagne d’ordures qui avait accueilli des tonnes de déchets quotidiens pendant plus de quinze ans est appelée à devenir un symbole de modernité verte. Il est prévu d’y installer des espaces sportifs, des équipements éducatifs, des jardins, et même un système de captage de gaz souterrain long de sept kilomètres pour contenir les résidus de fermentation enfouis dans le sol.

Dans les plans d’aménagement (cf. image), tout est pensé : le gaz, le paysage, les flux, le tourisme. Tout sauf les gens. Aucune trace des habitants de Nanjido, aucune mention de ceux qui y ont vécu. Pas une ligne sur les cabanes, les familles, les enfants, les chiffonniers. La mémoire est ensevelie avec les déchets. La fermeture de Nanjido ne marque pas seulement la fin d’un site, elle scelle l’effacement d’un monde. D’une économie parallèle, informelle, bricolée à même les restes.

Pourtant, en février 1993, un article du Dong-A Ilbo s’intéresse au sort de ses habitant, et le titre est sans appel : “ L’avenir est bouché” 앞길 막막해요. Car à Nanjido, il n’est pas seulement question de déchets mais aussi de vies humaines. Des centaines de personnes, près de 400 récupérateurs, vivaient là, sur les pentes instables d’une montagne d’ordures dans des abris de fortune. La plupart sont âgées, en situation de handicap ou vivent seules. Ils tirent leur subsistance de ce que la ville jette.

“Ce sont surtout les plus pauvres qui vont être touchés” (가장 막막한 사람들은 노인과 장애인들). Avec la fin de l’enfouissement, la mairie de Séoul redirige les ordures vers de nouveaux sites dans la province de Gyeonggi-do. Nanjido n’est plus qu’un espace à réhabiliter”, alors que rien n’a été prévu pour celles et ceux qui y vivent. Les coopératives locales de tri, 61 au total lors de la parution de ce journal, ferment les unes après les autres. Les entreprises de recyclage partent, les emplois disparaissent et les habitants restent désemparés.

“La ville n'a rien prévu pour leur relogement”. Parmi les personnes interrogées, certaines vivent à Nanjido depuis plus de 15 ans, souvent sans statut légal. La mairie leur demande donc maintenant de “prouver leurs mérite” en travaillant sur les chantiers de reconstruction urbaine;(수도권지적 건설현장) pour espérer accéder à un logement. Les autres devront partir sans rien. “ La plupart des gens ici sont vieux, malades ou handicapés. Qui va embaucher quelqu’un comme moi pour trier les ordures tout seul ? Cela fait 15 ans que je vis ici. J’espère que les autorités porteront enfin attention à la situation des gens de Nanjido. 오정복 (Oh Jeong-bok), 47 ans.

Ainsi rien dans les plans n’évoque les cabanes, les familles, les coopératives. La mémoire ne figure nulle part, pas plus que le mot justice. Pour les habitants de Nanjido, le vrai danger ne vient plus des déchets mais de l’oubli.

L'héritage silencieux des glaneurs d'aujourd'hui

La récupération des déchets, qui avait été une stratégie de survie née du chaos de la guerre en Corée, s’éteint dans le silence. Ce travail exercé par celles et ceux que la croissance avait laissés de côté permettait à ceux qui n’avaient « rien à produire » d’au moins réinjecter dans le cycle industriel ce que la société rejetait. Mais cette figure du chiffonnier d’après-guerre n’existe plus. Elle ne fait pas partie des récits de modernisation. Elle ne laisse pas de monument.

D’autres pourtant ont pris leur place. Aujourd’hui, ce sont les personnes âgées, pauvres, veuves, retraités sans pension suffisante, anciens travailleurs invisibles, qui arpentent les rues, tirant des chariots chargés de cartons. Elles vendent ce qu’elles peuvent à des dépôts de recyclable (gomulsang), souvent pour quelques centaines de wons. Elles sont les héritières silencieuses de ces glaneurs d’antan, mais il n’y a plus de structure, plus d’encadrement, plus de reconnaissance. Chacun se débrouille. Seul.

Il n’y a pas non plus de police qui encadre ou régule comme dans les années 1960. Ce n’est pas un progrès. C’est l’abandon. Comme l’écrit le sociologue So Jun-cheol dans un article paru en 2022 : « Les chiffonniers des années 60 sont partis, mais maintenant à leur place se trouvent les ‘‘vieux qui ramassent les vieux papiers’’… » Chacun marche seul, courbé, tirant derrière lui un morceau d’histoire que personne ne veut voir.